La fascination du charmeur de serpent

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Fascination est l’un de mes mots préférés, comme hypnotique, obsession, énigmatique, concupiscent, anachorète, cénobite, sycophante, jaculatoire, nyctalope, putatif ou camerlingue. J’aime être fascinée. J’aime les mots compliqués et les choses simples. La fascination apporte un mélange de rêve et d’abandon confiant. La fascination peut mener au meilleur comme au pire, elle entretient la passion, mais le risque est de perdre son libre arbitre, sa volonté, comme la paralysie saisit la victime d’un charmeur de serpent. Ça tombe bien, nous sommes justement réunis chez un charmeur de serpent, un toqué de la tocante, le Quasimodo du carré de bœuf. Des steppes de Géorgie, des pentes de l’Etna, des hauteurs du Golan, des croix de Bourgogne ou des coteaux de Champagne, il a arpenté le monde pour entretenir notre fascination du vin. Dans ce Panthéon dionysiaque, la table est tout aussi importante, elle accompagne le plaisir de boire, elle permet d’établir un lien entre ce plaisir et l’objet du plaisir. Et en parlant d’objet du plaisir, puisqu’on n’est pas là pour être ailleurs, on commence par quelques Champagnes pour rendre un hommage à Jacques, qui nous fait remarquer deux, trois pendus attablés qui sont venus sans cravate.

A la ville comme à la Champagne, « Chut libre« , ou chut Derain, est un champagne plein d’énergie qui tombe à pic. Je ne sais pas si l’appétit vient en mangeant, mais je sais que ça vient surtout en ne mangeant pas, donc avec le « Minéral » d’Agrapart et le « Shaman » 13 de Marguet on ratiboise un plateau de Charcuterie Italienne et, en particulier une Pancetta au petit goût de Colonatta.   Le minéral est minéral et la Shaman est envoûtant avec une belle amertume finale.  Les deux Agrapart suivant, les cuvées « Amateur » et « Astre » vont parfaitement accompagner les St Jacques à la purée d’épinard, de quoi transformer JeanDa en Popeye et Rage en olive tL'Astre Champagne Eclapartellement il kiffe l’Astre. Aromatique, tension, fraicheur, longueur, c’est le Champagne presque parfait. On termine cette série bullesque par une « Complantée » d’Agrapart et un superbe « le Clos Saint Hilaire » 1998 de Billecart-Salmon, un blanc de noir phénoménal, non dosé, minéral et complexe et d’une grande pureté où l’on retrouve les stigmates de son exceptionnel terroir.

Après les bulles, le tranquille, je ne parle pas là du nouveau Far breton, Philippe, qui après avoir perdu son taxi parce qu’il buvait trop, est maintenant chauffeur de bus en Bretagne quand il ne shampouine pas les PDG qui le valent bien, mais je parle de vin tranquille, sans bulles. Le St Aubin « en Remilly » 2015 de Dominique Derain est élégant, sans fard, sans bois, mentholé, hors canon Bourguignon, mais un canon très apprécié par notre doc qui lui trouve un charme discret de la bourgeoisie. Personnellement, j’apprécie plus le charme de la BelgitudeGuffens Pouilly-Fuissé maconnesque du « Trie des Hautes Vignes »  2010 de Jean-Marie Guffens, plus classique, plus boisé, certes, mais aussi plus mûr et grillé comme je les aime.  On termine la série par un Aligoté 2013 de Yann Durieux, à la nature trouble, un peu pomme verte fumée. Pas très convaincus, pour être honnête, ce qui m’arrive assez rarement (d’être honnête).

Fred Cossard
Fred Cossard

On attaque les rouges par un Gevrey Vieilles Vignes 2014 du Domaine Fourrier, un jus croquant, très fruité mais au fond un peu absent (et un prix prohibitif). Le suivant est serré, lardé, sur la réserve mais charnu, raflé et pas dénué de qualité, Gevrey « en Champeaux » d’Olivier Guyot. On reste « en Champeaux », au Domaine Duroché, superbe nez, belle bouche, très beau. « L’Ostrea » 2010 du Domaine Trapet est un peu décevante, rôtie, sur la cannelle et les épices avec une bouche endormie. La bouche de la suivante est vive, joyeuse. Les tannins sont fins, le nez sur l’anis, la menthe et le tilleul, c’est super facile à boire, mais le fond est aussi présent, comme la longueur. Fréderic Cossard, St Denis « les Monts Luisants » 2016. Superbe ! La suivante à un petit pet au casque, plus clou que clou de girofle, on en parlera pas. On passe à la troublitude, une robe vaporeuse, un nez fruité, raflé, une bouche pleine d’énergie et de rondeur, un très beau Gevrey 2008 de Philippe Pacalet. On reste chez Pacalet avec un magnifique « Lavaux St Jacques » 2010, la même troublitude, la même aromatique, la même rondeur, mais un peu plus de tout. Si je n’avais pas été convaincu par l’Aligoté de Yann Durieux, son Gevrey Vieilles Vignes m’a remis les idées en place. Un jus très pur, racé, éclatant, mûr et doté d’une très longue finale minérale. Très beau vin. Le charmeur de serpent a bien essayé de nous perdre en route avec un Châteauneuf très moderne. Xavier Vignon a parié sur un assemblage de 3 millésimes (2007 – 43%, 2009 – 21%, 2010 – 36%). Un vin explosif, extravagant, surement encore trop jeune, mais la technique masque parfois la beauté d’un terroir. On ne gagne pas à tous les coups.

A ce stade de mon récit ? je dois vous parler de mon voisin de droite. Rage, une mine de nobliots tombés en désuétude, ses compagnons d’infortune l’ont même surnommé la trique, rien à voir avec une quelconque disproportion de son anatomie, mais avec ses origines campagnardes et sa propension à vouloir rosser Blanchette, sa vache de compagnie, à coups de trique. Ce soir, il a fait carton plein dans la fausse route, grand chelem dans le plantage. Il a dû choper un truc pas net à base de grenache avarié à force de côtoyer le JeanDa. Ou alors c’est le serpent qui lui a étouffé les papilles.  Le mec a passé 10 piges à se construire une réputation chez nous, il a supporté les vieux Bordeaux cartonnés, les Bourgogne acides comme des vieilles biques, il s’est fait traiter de lèche cul, et crac, en une soirée, toute une réputation, si patiemment construite, part au crachoir ! Pitoyable ! Je plaisante (pas vraiment), pour être un peu sérieux, franchement, qu’est-ce qu’on s’en tamponne de choper la queue du Mickey pour se croire doté d’un palais infaillible. On ne va pas se faire imprimer des cartes de visite en or parce qu’on a trouvé le millésime d’une piquette de Papouasie ! Comme le disait si justement le philosophe Pascal Obispo, l’important c’est d’aimer, et nous, ce qu’on aime, c’est le vin et les copains, une belle table et de la convivialité. On ne se fait pas reluire la tuyauterie à coups de grands crus pour savoir détecter les 17% de bois neufs dans un merlot de contrebande mais pour boire des canons du type de la suivante.

Je suis fasciné par les trémas, les pneus des Twingo et les vampires, les vampires me fascinent parce que le vampire contre-attaque (l’esprit de Laurent Ruquier m’est apparu en songe et m’a glissé cette vanne pourrie), mais je suis surtout fasciné par les grands vins. Mais c’est quoi un grand vin ? Tout d’abord et avant tout, un vin qui est grand doit faire l’unanimité, sans doute possible, pour celui qui a tout bu ou presque et pour les moins expérimenté qui le découvre pour la première fois. A son contact, on comprend immédiatement que l’on franchit un niveau auquel on n’avait pas eu accès auparavant. C’est un vin qui a été grand dans sa barrique et qui le sera jusqu’à son apogée, voire plus. La sensation du grand vin, c’est immédiat, instantané et ça dure. Dans l’univers des grands vins, il n’y a plus de hiérarchie, la comparaison est inutile et impossible. Un grand vin possède une personnalité qui marque le dégustateur au fer rouge, il reste gravé dans la mémoire de celui qui l’a bu. Un grand vin devient une référence, un point d’ancrage, un souvenir sur lequel on s’appuie pour juger tous les autres vins. L’évocation du nom Romanée-Conti suffit à faire frémir n’importe quel amateur de vins à travers le monde. Il y a bien longtemps, Jacques-Marie Duvault-Blochet a été l’un des propriétaires de ce domaine de légende. Le Vosne-Romanée « Duvault-Blochet » est issu d’un second passage lors des vendanges, dans tous les grands crus du domaine. C’est le petit grand vin du Domaine de la DRC, mais c’est un vin unique, riche de ses sangs mêlés, une explosion d’arômes obsédants et de saveurs fascinantes. Du fruit, des fleurs, des racines, des pierres, pour une synthèse pénétrante. Un beau et grand vin lumineux. Son prix est évidemment à la hauteur du mythe. On ne peut pas être envoûté par ces vins merveilleux sans être également fasciné par ces vignerons exemplaires dont la seule aspiration est de puiser en eux-mêmes et dans la terre, sans concessions, sans calcul, simplement, le meilleur ! Certes, on peut prendre du plaisir avec des vins de prostitution, des vins maquillés, génétiquement modifiés, des vins uniquement faits pour séduire et aguicher le client. Mais le vins qui m’intéresse favorisent les éléments naturels, le terroir, le végétal. J’aime les paysages de vignes, ça m’apaise, mais j’ai surtout une vraie admiration pour les vignerons. Ils savent accorder au temps la véritable valeur qu’il mérite. Je suis un obsédé du temps et j’ai une vraie fascination pour ces maîtres en la matière…

AccomassoChez le charmeur de serpent, on aime l’effort, on ne le pratique pas beaucoup en dehors de nos dégustations, mais on aime ça, on va au bout des choses. Avec tout ces rouges, on s’est envoyé un carré de Bœuf maturé, 6 kg de tendresse, fondante comme une Madeleine de Proust, c’est bien simple, si je l’avais connu avant son passage au four à bois, je l’aurais surement épousé. On vient à peine de récupérer de nos émotions Vosnes-Romanesque, on vient de s’enquiller deux douzaines de beaux flacons quand le Stakhanoviste de la breloque dégaine ses belles italiennes.  Du Nebbiolo de Flavio Roddolo 2010, à la Pira 2010 de Luca Roagna, du Barolo de Lorenzo Accomasso à celui de Mascarello ou Roddolo, difficile d’expliquer pourquoi ce jus de Nebbiolo devient tellurique, personnel, viscéral, aérien, pur et vibrant. Les Barolo sont des vins costauds, structurés, avec des acidités tranchantes, pures, des aromatiques si particulières. Des champs de roses. Des vins profondément ancrés dans les convictions ancestrales, perdus dans les brumes piémontaises mais qui ne réfutent pas les leçons de l’expérience. Des vins incontournables, un sortilège viticole permanent. Si le Pinot Noir est Roi de Bourgogne, le Nebbiolo est Roi d’Italie.

Barolo

Il est temps de prendre congés payés, non sans avoir dégusté un dernier pour la route, un superbe Madère Graham’s 2000 dont je n’ai retenu que son caractère très minéral. Le charmeur de serpent est heureux, ça se voit à sa figure large et brillante et à son regard charbonneux, le genre de tronche que tu ne croise que dans les westerns italiens. Il a l’air aussi gracieux et cordial qu’un hépatique dans une kermesse paroissiale. On préfère lui claquer deux bises plutôt que de lui tendre la main, il serait bien capable de ne pas nous rendre nos doigts dans le même ordre. Comme disait celui qui avait l’ivresse des mots, celui qui est tombé du ciel. Alors pars et surtout ne te retourne pas.