Déguster par les chemins de traverse

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Déguster, c’est se pencher sur des mystères, en parcourir les méandres sans forcément réussir à les résoudre. Souvent, la route que l’on prend compte plus que la destination. Dans le film Sideways, on croise les registres, entre ridicule de situation, amour, gloire et beauté de la dégustation, une tranche de vie bien arrosée entre un amateur de vin et un buveur de vin. Entre celui qui intellectualise le vin et celui qui aime ou n’aime pas. Le vin a des origines si anciennes qu’elles se confondent avec l’histoire des hommes. Le vin a joué un rôle important dans notre civilisation, notre culture. Il a inspiré Caravage dans ses représentations de Bacchus, Véronèse et ses Noces de Cana, De Vinci, Renoir, Van Gogh … mais aussi Mozart dans le « Cosi fan tutte », mais il n’est pas très présent dans le cinéma. Bien avant JC, Gilgamesh le sumérien faisait la différence entre les bières de la Mésopotamie et les vins issus des monts Zagros ou du Liban. Platon, dans ses banquets, a fait état des principales saveurs et a classifié les odeurs en espèces ou familles. Un peu plus tard, Aristote propose une dégustation sensorielle définie par les quatre éléments : l’air, l’eau, le feu, et la terre. Même si la pratique de la dégustation est aussi ancienne que l’Histoire de la vigne et du vin, le terme dégustation n’apparaîtra qu’en 1519. La méthodologie se formalisera lentement à partir du XIVe siècle. En 2004, Richard Axel et Linda B. Buck, marquent par leur prix Nobel de médecine les progrès observés dans la connaissance des sens, du goût, et de l’odorat.

L’homme dispose d’un nombre de perceptions illimité mais d’un nombre limité de descripteurs du vin. Les travaux des neurophysiologistes montrent que l’analyse de la dégustation d’un vin est subjective, quantitativement et qualitativement, car les perceptions sont un continuum de stimuli et de sensibilités et que les descripteurs sémantiques ne peuvent résumer la multiplicité et la complexité des perceptions. En clair, on est super bien équipé en papilles et neurones, mais on n’a pas toujours les mots pour expliquer nos sensations. C’est parce qu’ils sont mal outillés pour mettre des mots sur leurs sensations que certains remettent en question la théorie des saveurs élémentaires. Les sensations perçues en bouche se confondent souvent : les tanins apportent une sensation chimique d’astringence mais aussi une sensation tactile de sécheresse et de rugosité, la présence de bulles de gaz carbonique donne une sensation chimique de picotement mais aussi une sensation de fraîcheur, un taux élevé d’éthanol donne une sensation tactile d’onctuosité mais aussi une sensation de chaleur. Pas facile de s’y retrouver et de trouver un consensus entre les individus quant à la description des sensations perçues. L’équilibre entre toutes ces perceptions est trop complexe pour être décrit précisément et reproductible chez chaque individu. Les capacités anatomiques et donc sensorielles de chacun sont différentes, les compétences en dégustation également.

Mais c’est quoi « la dégustation ». C’est la manière, que dis-je, l’art d’apprécier les qualités d’un vin et de se forger un avis personnel. Elle est composée de l’analyse olfactive et gustative, mais aussi d’une évaluation visuelle. Pour cette raison, on parle aussi d’évaluation sensorielle ou d’analyse organoleptique. Déguster, c’est voir, sentir, goûter, évaluer et analyser les différentes sensations et être capable d’en parler. Un sondage récent révèle que les consommateurs n’apprécient pas le langage suranné voire prétentieux des notes de dégustation : 55% des sondés déclarent que les descripteurs utilisés par les dégustateurs professionnels ne les aident pas à comprendre le goût du vin, deux tiers d’entre eux considèrent que les descriptions mentionnées sur la contre-étiquette ne correspondent pas à leur propre analyse sensorielle, 91% d’entre eux affirment ne pas consulter les critiques spécialisées avant de choisir un vin. En clair, le consommateur s’en tape de l’avis des pseudos experts et n’apprécie pas leur jargon. Il pense que les spécialistes font trop de manières pour boire un verre, alors qu’il suffirait d’aimer, ou pas ? Ainsi fonctionne la majorité de la population. Ce n’est pas complétement faux d’ailleurs, l’essentiel, ce serait d’aimer ou pas. To be or not to be, c’est la question et même une question fondamentale.

Pendant longtemps, j’ai même pensé que c’était la bonne approche, qu’il suffisait de tire j’aime ou je n’aime pas et de s’en tenir là. Mais je me trompais. Pourquoi vouloir aller au-delà de j’aime ou je n’aime pas ? Pourquoi vouloir aller plus loin que c’est bon ou c’est mauvais ?   Et d’ailleurs, puisque qu’on va ailleurs, quelle valeur a donc ce j’aime ou ce je n’aime pas ? Par rapport à quoi ? Quel est donc l’étalon ? Est-il déposé à Sèvres ? Mystère et bulles de Champagne. Parce que derrière le je n’aime pas, il y a toujours quelque chose qui dérange. L’amertume, l’acidité, le sucre, la tanicité, l’astringence, l’alcool … On a toujours une bonne raison de ne pas aimer. Pourtant, c’est cet ensemble de raison de ne pas aimer qui me font aimer le vin. C’est l’équilibre de toute ses raisons qui font les grands vins, avec en plus, le caractère, le potentiel de garde, une identité, un terroir. Comme en cuisine, c’est l’équilibre entre les saveurs, sucre, acide, amer, salé, umami qui fait la différence. Si on analysait parfaitement le vin, les extraordinaires vins blancs du Jura devraient coûter bien plus chers que pas mal de Bourgogne ou de Bordeaux, c’est aussi vrai pour quelques Chenin de Loire et pas mal de vins étrangers, boudés par des œnophiles chauvins. En dégustation, il ne faut avoir ni dieu, ni maître, et parfois, il faut savoir fesser les idoles.

Il y a toutes sortes de dégustation, amateur, pro, commerciale, horizontale ou verticale, dans toutes sortes de conditions, température, verres, à l’aveugle ou en pleine lumière, avec des amis ou des connaissances, avec un ridicule morceau de fromage ou un repas Pantagruel ? La standardisation, l’uniformisation du goût voudrait nous faire croire qu’il n’y a que deux sortes de vins, les bons et les mauvais, les bons seraient ceux qui bénéficient de la meilleure exposition, pas de terroir, mais une exposition médiatique. Les faiseurs de goût, comme dans la mode, voudraient nous imposer le bon et le mauvais goût. Raison pour laquelle le j’aime ou je n’aime pas a si peu de valeur à mes yeux. Il ne découle pas d’un véritable choix ni d’un goût personnel, c’est un simple effet de mode. Comme pour les pommes de terre ou les carottes, ce n’est pas les plus belles qui sont les meilleures. Les petits défauts font parfois les grands vins, la beauté se présente parfois dans les imperfections. L’amateur de vin, pour dépasser le buveur de vin, doit créer ses propres éléments de réponse à cette question fondamentale. L’amateur de vin est curieux par nature, il s’intéresse au vin, à son histoire, ses origines, son terroir, son cépage, son créateur … Tous ses éléments qui racontent le vin et la passion de celui qui l’a fait.

Avec l’âge, on déguste bourgeois, des vins cherchés à la cave comme à la sacristie, dans des Zalto hors de prix, finis les dégustations à l’arrache, on boit entre amis, des grands vins, mais sans se prosterner à genoux, sans renier Dieu même si parfois on crache la sainte hostie. Mais on ne repousse jamais Jamet pour un picrate de moine. Et quand ça arrive, c’est con, mais c’est drôle, la connerie, ça repose, c’est comme le feuillage au milieu des roses. Comme dans Sideways, la vraie différence entre un buveur de vin et un amateur de vin, c’est que l’amateur est capable de verbaliser la raison de ses choix, de ses goûts. De poser des mots sur ses sensations, de comprendre, d’affirmer ses choix et de finir par trouver ce qu’il est venu chercher.

Sideways, Alexander Paye (2005)

L’histoire est archi simple. Un acteur et un écrivain ratés font un voyage sur la route des vins californiens, bien qu’attachants, ils sont parfois ennuyeux. Ils sont tous les deux prisonniers de leurs troubles et de leurs échecs. Bref, c’est un film déjà vu mille fois. Tout est filmé avec simplicité, on est loin des effets de manche de certains réal en mal de notoriété. Au début, on a même parfois l’impression de regarder un mauvais téléfilm. Cependant, dans cette amitié vient s’incruster un troisième personnage, le vin. Il est très étrange de voir comment un breuvage sans vie peut devenir plus palpitant, plus excitant et plus vivants que les deux protagonistes eux-mêmes. A partir de là, on se laisse emporter par l’histoire de deux potes qui partent une semaine se changer les idées. Les deux amis vont rencontrer deux femmes amoureuses du vin. 2 mecs, 2 nanas, 1 semaine loin de tout et du vin à gogo. Un type qui aime, un type qui n’aime pas, un qui verbalise et un qui ment. Le vin est la star du film. Sans spoiler la fin, un fameux Cheval Blanc 61 est même, à l’écran avec une dégustation un peu particulière. Sideways est un film attachant grâce au personnage incarné par Paul Giamatti qui passe tout le film à cran ou au bord de la dépression ! Un rôle en or pour n’importe quel acteur, certes, mais auquel Giamatti apporte sa petite touche personnelle : une humanité rare, qui nous permet de prendre fait et cause pour lui et sa grosse tronche d’ours mal luné. Il n’est pas l’acteur le plus beau, le plus sportif, le plus génial, il a plein de défauts, mais il comme le bon vin, il se bonifie avec l’âge. Je peux voir et revoir ce film régulièrement, je le trouve toujours agréable. Quand je le mate, c’est comme si j’enfilais une vieille pantoufle faite à mon pied, c’est peut-être moins joli et ça sent sûrement un peu mauvais pour les autres, mais je m’en fiche pas mal, moi je m’y sens à l’aise, comme avec une belle bouteille que je connais par cœur.