Oui, nos verres ont une mémoire, la mémoire de ce que nous avons grumer, bu, gouter, déguster, savourer et parfois même recracher. Se souvenir des belles quilles ! J’ai une excellente mémoire, pas assez bonne pour me souvenir où j’ai bien pu mettre mes clés de voiture, mais suffisante pour me souvenir d’un extraordinaire Monbazillac 1937 qui avait grignoté tous ses sucres, d’un non moins superbe Barolo Montfortino de Conterno qui avait mangé ses tannins. Je me souviens d’un anniversaire très british, un tourbillon de grands vins, Montrachet DRC, Riesling Hugel VT 1953, Chave 1990 et un extraordinaire Haut-Brion 1933. Je pourrais ajouter un fou rire avec un Amarone, la bergamote d’un Clos du Mesnil 1990, la rose d’un Richebourg 99 ou d’un Clos de Bèze 1999 de Groffier, le touché de bouche d’une Conti 1996, la violette d’une Mouline 1999, le bois de santal d’une Unico Especial, l’empreinte de la lave dans un Rangen SGN 1998, la classe pure d’un Latour 1975, la douceur d’un Musigny 2001 de Vogüé ou une Astéroïde pour aller direct dans les étoiles.
Après avoir vu, revu et rêvé d’Inception, le film de Christopher Nolan, j’ai essayé de comprendre. Si tu as déjà ouvert un Gaffiot, ou dictionnaire pour les incultes, tu sais que incipere, qui a donné « incipit » en français, les premiers mots d’un livre, a deux sens, commencer et entreprendre. Comme dans le film, enfonçons-nous dans une seconde strate de la Rousse aux petits Roberts. À l’origine d’incipere, c’est être pris dans, comme être pris dans son rêve, à la merci des voleurs de rêves. Mais il y a une troisième strate, Inception, c’est l’implantation de rêves, de faux rêves dans des vrais rêves, mais où est donc la vérité ? Les rêves nous mentent ? Mais il y a une quatrième strate. L’Inception c’est peut-être, finalement, le tourbillon des regrets. On peut lutter contre pas mal de chose, mais pas contre un rêve. Une fois qu’il est implanté, un rêve tourne et creuse son sillon, comme la toupie. L’Inception créée la conviction. Une fois plantée, le rêve grandit et se répand comme une trainée de poudre sur le showbiz. On finit par tourner en rond et devenir sa propre toupie. Je ne sais pas si ce souvenir à été implanté et par qui, mais je rêve souvent d’une soirée d’aout, sur ma terrasse, un cigare, une Tâche 96 et un Lafite 86 qui a sublimé le moment. On se souvient des grands vins, mais aussi des moments qui ont fait que le vin était grand. Alors, avoir la possibilité de revivre un souvenir est précieux. Le souvenir devient une présence dans l’absence, une parole dans le silence, un souvenir dans le souvenir ou le rêve d’un rêve… Certains ont besoin d’une résolution. D’autres sont plus à l’aise avec l’infini.
Couleur rouge-rubis éclatant. Un nez extraordinairement complexe et racé. Bois de cèdre et de santal évidemment, cassis, mûre, iode, menthe, épices douces, fleurs … La bouche est à la fois très concentrée et aérienne. Tout est subtilité, force et finesse des tannins, soyeux et denses, équilibre entre fruits noirs et acidité, quelle classe, quelle longueur, quelle présence. Un vin d’une autre époque, un vin parfait, hors du temps, inclassable, un seigneur immortel de Pauillac, une toupie … Lafite Rothschild 1986